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Homo hierarchicus et homo aqualis, holisme et individualisme
Pendant quelque vingt ans j'ai été occupé à appliquer les méthodes de l'anthropologie sociale à l'étude d'une société de type complexe, liée à l'une des grandes civilisations du monde, la société de l'Inde ou, pour la dénommer d'après le trait principal de sa morphologie, la société des castes. Or il se trouve que cette société apparaît, au point de vue des valeurs, en contraste frappant avec le type moderne de société. C'est du moins ce qui se dégagea en fin de compte dans un ouvrage où mon étude trouva sa conclusion et que j'intitulai Homo hierarchicus pour dire en somme deux choses : d'abord que les véritables variétés d'hommes que l'on peut distinguer à l'intérieur de l'espèce sont des variétés sociales, ensuite que la variété correspondant à la société des castes est caractérisée essentiellement par sa soumission à la hiérarchie comme valeur suprême, exactement à l'opposé de l'égalitarisme qui règne, comme l'une de leurs valeurs cardinales, dans nos sociétés de type moderne.
Mais ce contraste hiérarchie/égalité, s'il est très apparent, n'est encore qu'une partie de l'affaire. Il existe un autre contraste, sous-jacent au premier et d'application plus générale : la plupart des sociétés valorisent en premier lieu l'ordre, donc la conformité de chaque élément à son rôle dans l'ensemble, en un mot la société comme un tout ; j'appelle cette orientation générale des valeurs « holisme d'un mot peu répandu en français mais très courant en anglais. D'autres sociétés, en tout cas la nôtre, valorisent en premier lieu l'être humain individuel : à nos yeux chaque homme est une incarnation de l'humanité tout entière, et comme tel il est égal à tout autre homme, et libre. C'est ce que j'appelle « individualisme «. Dans la conception holiste, les besoins de l'homme comme tel sont ignorés ou subordonnés, alors que la conception individualiste ignore ou subordonne au contraire les besoins de la