Cependant, c’est oublier les efforts surhumains déployés par l’art pour dénoncer, dépasser, élever, transfigurer la réalité elle-même. C’est aussi oublier une constante, souvent retenue dans l’opinion, selon laquelle l’art véritable, c’est celui qui est sensé faire « passer un message », être un « art engagé », ce qui contredit complètement l’hypothèse précédente. A quoi bon chercher à se battre contre l’ignominie du monde, contre la bêtise de notre société avec de la toile, des chansons, de la musique, des images, si le but de l’art est seulement la fuite éperdue ? La question de fond est donc de savoir quel rapport l’art entretient avec la réalité, si il est dans son essence de la délaisser, si il est de son essence de chercher à la montrer sous un autre jour, ou si peut-être, l’art cherche à agrandir notre perception du réel. L'art nous détourne-t-il de la réalité ? * * * A. Dimensions et degrés de réalité Cette question est piégée si nous ne prenons pas garde de préciser le concept flou de « réalité ». Si nous ne le faisons pas, nous allons nous égarer sans plus avoir en vue ce dont il est question ici. 1) Partons de l’opinion commune. Le plus souvent, « la réalité » est un mot qui est employé dans l’attitude naturelle pour désigner l’ordre des faits et l’ordre des choses en tant qu’il est séparé de moi, qu'il existe en soi, qu’il est indépendant de moi et surtout qu’il s’impose massivement à moi. L’attitude naturelle est spontanément chosique, et comme elle pense la réalité à partir du concept de chose, elle la voit d’abord comme matérielle. Je dis que la table est réelle, parce que je me cogne dedans. Je me rends au bureau et je dois retourner dans ce lieu plutôt gris, affronter ce chef de service râleur, l’ambiance exécrable du travail. C’est ma "réalité" de tous les jours. Il y a moi et les autres, moi et ma femme, ma belle-mère, mon patron, mon chef d’équipe, ma belle sœur et ce cousin casse-pieds toujours là pour emprunter quelque chose sans