Béla tarr : le travail du temps a propos de « satantango » par jacques rancière
A propos de « Satantango »
Par JACQUES RANCIÈRE
Les uns nous demandent de l'indignation, d'autres exigent de la contrition. D'autres encore veulent que nous partagions indéfiniment le deuil des victimes de l'utopie. Béla Tarr est apparemment plus modeste. Il nous demande seulement un peu de temps.
Mais un peu de temps, cela peut sembler trop, si cela bouleverse précisément nos emplois du temps. Satantango est d'abord connu comme un des films les plus longs et les moins chargés d'événements de l'histoire du cinéma : un film de sept heures et demie où il ne se passe à peu près rien sinon une supercherie, l'imagination d'un mouvement, qui se dissipe de lui-même et nous ramène au point de départ.
Rien d'une œuvre « formaliste » pourtant. On pourrait même dire, à l'inverse, le dernier des grands films matérialistes historiques. Il n'y a rien qui ne soit entièrement matériel, entièrement sensoriel dans ce film qui se déroule entre deux sons de cloche, relayés par : un tic-tac obstiné d'horloge, une phrase inlassablement répétée par un ivrogne, le bruit des verres qu'on remplit et qu'on engloutit, l'accordéon, le rythme du tango et surtout le bruit quasiment ininterrompu de la pluie sur la plaine hongroise. Et l'exacerbation sensorielle ne fait pas ici ce qu'elle fait volontiers chez Tarkovski ou Sokourov : nous faire basculer dans l'univers spirituel. Les cloches de l'église fantôme sont seulement tirées par un idiot. La longueur des plans fixes et la lenteur des mouvements de caméra n'introduisent à aucun monde de l'esprit. Elles nous tiennent fermement dans la réalité matérielle d'une histoire que les spectateurs hongrois du film ne connaissent que trop bien : une coopérative agricole en décomposition, une escroquerie à la vie meilleure, elle- même manipulée par une police qui ne croit pas même à l'utilité de ses propres rapports.
Satantango est un film entièrement matérialiste sur l'histoire dont hérite la Hongrie des années