Cioran : le désir de gloire
Tout sens, si aisé soit-il à être lu et relu, est gros en quelque sorte du secret de son auteur, de son "intuition" disait Bergson, tant il est vrai qu'un philosophe "n'a fait autre chose, par une complication qui appelait la complication et par des développements juxtaposés à des développements, que de rendre avec une approximation croissante la simplicité de son intuition originelle" (Bergson 1347). Le titre de mon article -- "Cioran ou le délire de lire"1 -- dit ce qu'elle est autant que ce qu'elle contient: il s'agira de lire Cioran et de le lire avec lui, jusqu'à la limite de son intuition ultime, voire jusqu'à son délire, jusqu'au vertige de son transport intellectif. Nous voulons découvrir en lui et avec lui ce qu'il y a d'essentiel à lire. En d'autres termes, il s'agira, d'une part de percer la philosophie de l'acte cioranien de lecture; et, d'autre part d'en faire ressortir la connaissance cioranienne de soi; enfin, et sans toutefois aller jusqu'à divulguer son intuition fondamentale, nous voudrions tenter du moins de cerner l'herméneutique cioranienne à laquelle elle conduit: une herméneutique délirante qui n'hésite pas à prôner le non-sens universel.
Le portrait cioranien: la foncière méchanceté du lecteur
Mais précisément, comment lire Cioran, lui qui répute toute lecture stérile, toute analyse fallacieuse et tout commentaire sacrilège? "Voir tout de l'extérieur, écrit-il, systématiser l'ineffable, ne regarder rien en face, faire l'inventaire des vues des autres! Tout commentaire d'une oeuvre est mauvais ou inutile, car tout ce qui n'est pas direct est nul" ("Atrophie" 751). Autrement dit, on ne peut disséquer sans tuer, on ne peut transmettre sans perdre. Bien plus, Cioran va même jusqu'à se délecter allègrement à l'idée de rester inintelligible: "Au fait d'être incompris ou dédaigné s'allie un plaisir indéniable que connaissent tous ceux qui ont oeuvré sans écho" ("Ebauches" 1474). Néanmoins, Cioran n'interdit