Essais
Trois d'entre eux, ignorant combien coûtera un jour à leur quiétude et à leur bonheur la connaissance des corruptions de ce côté-ci de l'océan, et que de cette fréquentation naîtra leur ruine (comme je présuppose qu'elle est déjà avancée, bien malheureux qu'ils sont de s'être laissé tromper par le désir de la nouveauté et d'avoir quitté la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre), se trouvèrent à Rouen au moment où le feu roi Charles IX y était. Le roi leur parla longtemps ; on leur fit voir nos manières, notre faste, l'aspect extérieur d'une belle ville. Après cela, quelqu'un leur demanda ce qu'ils en pensaient et voulut savoir d'eux ce qu'ils avaient trouvé de plus surprenant : ils répondirent trois choses dont j'ai oublié la troisième -et j'en suis bien marri-, mais j'en ai encore deux en mémoire. Ils dirent qu'ils trouvaient en premier lieu fort étrange que tant d'hommes grands, portant la barbe, forts et armés, qui étaient autour du roi (il est vraisemblable qu'ils parlaient des Suisses de sa garde), consentissent à obéir à un enfant et qu'on ne choisît pas plutôt l'un d'entre eux pour commander ; secondement (ils ont une expression de leur langage qui consiste à appeler les hommes moitié les uns des autres) qu'ils avaient remarqué qu'il y avait parmi nous des hommes remplis et gorgés de toutes sortes de bonnes choses et que leurs « moitiés » étaient mendiants à leurs portes, décharnés par la faim et la pauvreté ; et ils trouvaient étrange que ces « moitiés »-ci, nécessiteuses, pussent supporter une telle injustice sans prendre les autres à la gorge ou mettre le feu à leur maison.
Je parlai à l'un d'eux fort longtemps ; mais j'avais un interprète qui m'assistait si mal et que sa bêtise empêchait tellement de comprendre mes pensées que je ne pus guère tirer de plaisir de cet entretien. Quand je lui demandai quel profit il recueillait de la supériorité qu'il avait parmi les siens (car c'était un chef et