Gargantua
La mauvaise éducation
Voici la méthode des précepteurs sophistes d’abord suivie par Gargantua, qui en est devenu « fou, niais, tout rêveux et rassoté » avant d’être pris en charge par Ponocrates.
Il employait donc son temps de telle sorte que : il s’éveillait d’ordinaire entre huit et neuf heures, qu’il fasse jour ou non. C’est ce que qu’avaient ordonné ses anciens maîtres, alléguant les paroles de
David : C’est vanité que de vous lever avant la lumière.
Puis il gambadait, sautillait, se vautrait sur la paillasse un bon moment pour mieux ragaillardir ses esprits animaux ; et il s’habillait selon la saison, mais portait volontiers une grande et longue robe de grosse laine grège, fourrée de renard. Après, il se peignait avec le peigne d’Almain31, c’est-à-dire avec les quatre doigts et le pouce, car ses précepteurs disaient que se peigner, se laver et se nettoyer de toute autre façon revenait à perdre son temps en ce monde. [ ...]
Après avoir déjeuné bien comme il faut, il allait à l’église et on lui apportait dans un grand panier un gros bréviaire emmitouflé, pesant tant en graisse qu’en fermoirs et parchemins, onze quintaux six livres, à peu de choses près. Là, il entendait vingt-six ou trente messes.C À ce moment-là, venait son diseur d’heures en titre, encapuchonné comme une huppe, ayant immunisé son haleine à coups de sirop de vigne. Il marmonnait avec lui toutes ces kyrielles et les épluchait si soigneusement que pas un seul grain n’en tombait à terre.
Au sortir de l’église, on lui apportait sur un fardier à boeufs un tas de chapelets de Saint-Claude, dont chaque grain était gros comme le moule d’un bonnet ; et en se promenant à travers les cloîtres, les galeries et le jardin, il en disait plus que seize ermites.
Puis il étudiait pendant une méchante demi-heure, les yeux assis sur le livre, mais, comme dit le Comique32, son âme était à la cuisine.
Gargantua, in OEuvres Complètes (texte original, translation en français moderne,