Ionesco rhinocéros.docx
JEAN. -Je vous dis que ce n'est pas si mal que ça ! Après Tout, les rhinocéros sont des créatures comme nous, qui ont droit à la vie au même titre que nous !
BÉRENGER. -À condition qu'elles ne détruisent pas la nôtre. Vous rendez-vous compte de la différence de mentalité ?
JEAN, allant et venant dans la pièce, entrant dans la salle de bains, et sortant. -Pensez-vous que la nôtre soit préférable ?
BÉRENGER. -Tout de même, nous avons notre morale à nous, que je juge incompatible avec celle de ces animaux.
JEAN. -La morale! Parlons-en de la morale, j'en ai assez de la morale, elle est belle la morale ! Il faut dépasser la morale.
BÉRENGER. -Que mettriez-vous à la place ?
JEAN, même jeu. -La nature !
BÉRENGER. -La nature ?
JEAN, même jeu. -La nature a ses lois. La morale est antinaturelle.
BÉRENGER. -Si je comprends, vous voulez remplacer la loi Morale par la loi de la jungle!
JEAN. -J'y vivrai, j'y vivrai.
BÉRENGER. -Cela se dit. Mais dans le fond, personne...
JEAN, l'interrompant, et allant et venant. -Il faut reconstituer les fondements de notre vie. Il faut retourner à l'intégrité primordiale.
BÉRENGER. -Je ne suis pas du tout d'accord avec vous.
JEAN, soufflant bruyamment. -Je veux respirer.
BÉRENGER. -Réfléchissez, voyons, vous vous rendez bien compte que nous avons une philosophie que ces animaux n'ont pas, un système de valeurs irremplaçable. Des siècles de civilisation humaine l'ont bâti!…
JEAN, toujours dans la salle de bains. -Démolissons tout cela, on s'en portera mieux.
BÉRENGER. -Je ne vous prends pas au sérieux. Vous plaisantez, vous faites de la poésie.
JEAN. -Brrr...
Il barrit presque.
BÉRENGER. -Je ne savais pas que vous étiez poète.
JEAN, il sort de la salle de bain. -Brrr...
Il barrit de nouveau.
BÉRENGER. -Je vous connais trop bien pour croire que c'est là votre pensée profonde. Car, vous le savez aussi bien que moi, l'homme...
JEAN, l'interrompant. -L'homme... Ne prononcez plus ce mot !