Khatibi
Mémoire des langues
En deçà du temps colonial, les langues n’ont pas cessé de s’entremêler, d’une rive à l’autre de la Méditerranée. Une incursion dans la “fantasia” de la mémoire.
PAR JOCELYNE DAKHLIA
Le phénomène de l’acculturation ressortirait par principe au fait colonial et nous avons coutume de décrire la société colonisée sous le vocable de la déroute identitaire et du désarroi culturel. Soit par la contrainte, soit par des formes de persuasion plus insidieuses, le sujet colonisé se serait vu imposer une culture, une manière d’être, une pensée, et une langue originellement étrangères. Tantôt ce phénomène s’assimile à la perte pure et simple, à la dépossession, tantôt il porte en lui une forme de rédemption : le florissement au Maghreb d’une littérature dite “d’expression française”, par exemple, serait l’expression de ce rapport douloureux, mais par là même fécond, à la matrie coloniale. Ainsi la société sous tutelle coloniale constituerait-elle par excellence une forme de creuset, propice aux métissages, jusqu’à se voir transfigurée, idéalisée quelquefois, sous les espèces du cosmopolitisme. L’Alexandrie de l’entre-deux-guerres en est une expression achevée, mais l’on pourrait encore évoquer sur le même mode Tanger ou encore Tunis.
40 La pensée de midi
Cette idée du temps colonial comme temps fort du métissage est donc profondément et légitimement enracinée. Et pourtant, le processus inverse pourrait aussi être démontré : la colonisation produit aussi un refus du métissage, une séparation des sociétés en contact, et une polarisation des identités dominées et dominantes, un recentrement de soi contre l’autre. Dans la gamme des multiples réajustements identitaires et culturels qu’induit le rapport colonial, ces phénomènes de remembrement et de rejet de la fusion sont moins apparents aujourd’hui que les processus inverses, au point que l’on pourrait mettre en évidence, au bout du