La délicatesse
LA DÉLICATESSE roman GALLIMARD
© Éditions Gallimard, 2009.
Je ne saurais me réconcilier avec les choses, chaque instant dût-il s’arracher au temps pour me donner un baiser. cioran
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Nathalie était plutôt discrète (une sorte de féminité suisse). Elle avait traversé l’adolescence sans heurt, respectant les passages piétons. À vingt ans, elle envisageait l’avenir comme une promesse. Elle aimait rire, elle aimait lire. Deux occupations rarement simultanées puisqu’elle préférait les histoires tristes. L’orientation littéraire n’étant pas assez concrète à son goût, elle avait décidé de poursuivre des études d’économie. Sous ses airs de rêveuse, elle laissait peu de place à l’à-peu-près. Elle restait des heures à observer des courbes sur l’évolution du PIB en Estonie, un étrange sourire sur le visage. Au moment où la vie d’adulte s’annonçait, il lui arrivait parfois de repenser à son enfance. Des instants de bonheur ramassés en quelques épisodes, toujours les mêmes. Elle courait sur une plage, elle montait dans un avion, elle dormait dans les bras de son père. Mais elle ne ressentait aucune nostalgie, jamais. Ce qui était assez rare pour une Nathalie 1.
1. Il y a souvent une nette tendance à la nostalgie chez les Nathalie.
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La plupart des couples adorent se raconter des histoires, penser que leur rencontre revêt un caractère exceptionnel, et ces innombrables unions qui se forment dans la banalité la plus totale sont souvent enrichies de détails offrant, tout de même, une petite extase. Finalement, on cherche l’exégèse en toute chose. Nathalie et François se sont rencontrés dans la rue. C’est toujours délicat un homme qui aborde une femme. Elle se demande forcément : « Est-ce qu’il ne passe pas son temps à faire ça ? » Les hommes disent souvent que c’est la première fois. À les écouter, ils sont soudain frappés par une grâce inédite leur permettant de braver une timidité de toujours. Les femmes répondent, d’une manière