La naissance du jour
« Imaginez-vous, à me lire, que je fais mon portrait'?
Patience:
c'est seulement mon modèle. » onsieur «Vous me demandez de venir -passer une huitaine de jours chez vous, c'est-à-dire auprès de ma fille que j'adore. Vous qui vivez auprès d'elle, vous savez combien je la vois rarement, combien sa présence m'enchante, et je suis
S touchée que vous m'invitiez à venir la voir. Pourtant je n'accepterai pas votre aimable invitation, du moins pas maintenant. Voici pourquoi : mon cactus rosé va probablement fleurir. C'est une plante très rare que l'on m'a donnée, et qui, m'a-t-on dit, ne fleurit sous nos climats que tous les quatre ans. Or, je suis déjà une très vieille femme, et, si je m'absentais pendant que mon cactus rosé vafleu-
10 rir,je suis certaine de ne pas le voir refleurir une autrefois... »
Veuillez donc accepter, Monsieur, avec mes remerciements sincères, l'expression de mes sentiments distingués et de mon regret. »
Ce billet signé «Sidonie Colette, née Landoy», fut écrit par ma mère à l'un de mes maris, le second. L'année d'après, elle mourait, âgée
15 de soixante-dix-sept ans.
Au cours des heures où je me sens inférieure à tout ce qui m'entoure, menacée par ma propre médiocrité, effrayée de découvrir qu'un muscle perd sa vigueur, un désir sa force, une douleur la trempe affilée de son tranchant, je puis pourtant me redresser et me dire: «Je suis la fille de
20 celle qui écrivit cette lettre, - cette lettre et tant d'autres, que j'ai gardées. Celle-ci, en dix lignes, m'enseigne qu'à soixante-seize ans elle projetait et entreprenait des voyages, mais que l'éclosion possible, l'attente d'une fleur tropicale suspendait tout et faisait silence même dans son cœur destiné à l'amour. Je suis la fille d'une femme qui, dans un petit pays honteux, avare
25 et resserré, ouvrit sa maison villageoise aux chats errants, aux chemineaux .* et aux servantes enceintes. Je suis la fille