Que reste-t-il à écrire si le Destin au sens grec n’existe plus, si rien n’est écrit ? Une histoire de hasard, répond Dürrenmatt. Autrement dit, une histoire de panne. Il y a du pessimisme et du défi dans ce postulat. Rien d’étonnant à ça : Dürrenmatt était un pessimiste ricaneur qui déclarait qu’« écrire c’ [était]crier » avant d’ajouter que crier ne servait à rien et jouait de quelques paradoxes. La panne est une comédie morbide. Comme souvent chez cet auteur suisse, n’est pas coupable celui que la justice condamne. Alors que les vrais coupables échappent au sort qu’ils méritent. L’originalité de ce court roman c’est que le dindon de la farce souhaite l’être. Traps est un représentant en textile qui traverse le pays pour les besoins de son entreprise : Héphaïstos. Il circule dans une splendide Studebaker neuve qui tombe en panne dans un de ces petits villages de suisse alémanique tellement typiques. Aucune chambre d’hôtel n’est disponible. Mais on lui indique la maison d’un notable qui offre régulièrement l’hospitalité à des étrangers. Traps se retrouve chez un juge à la retraite qui passe ses soirées à reconstituer des procès récents ou historiques avec une bande d’acolytes chenus. On a pourvu à tout : procureur, juge, avocat de la défense, et bourreau. Et oui, pour ces parodies de procès on a rétabli la peine de mort (l’histoire se passe après la dernière guerre). Traps, invité à table, partage le festin de ces hommes de loi qui n’ont rien perdu de leur appétit avec les années. En réalité, le représentant en textile tombe à pic : pour cette soirée, il ne manquait que l’accusé. Qu’à cela ne tienne, Traps tiendra ce rôle. L’homme n’est pas le dernier à s’amuser, il accepte, il jouera le jeu bien sûr. Il remplit même très bien sa fonction, par vanité. Ne déclare-t-il pas qu’il se fait appeler Casanova, qu’il est fier de sa belle voiture, de son avancement sensationnel au sein de son entreprise ? « Avancement ? » interrogent les hommes de loi.