La profession de foi du vicaire savoyard
PROFESSION DE FOI DU VICAIRE SAVOYARD J.J Rousseau In l’Emile, ou de l’éducation, §943-1098 (GF : pages 345 à 409)
[943:] Mon enfant, n’attendez de moi ni des discours savants ni de profonds raisonnements, Je ne suis pas un grand philosophe, et je me soucie peu de l’être. Mais j’ai quelquefois du bon sens, et j’aime toujours la vérité. Je ne veux pas argumenter avec vous, ni même tenter de vous convaincre; il me suffit de vous exposer ce que je pense dans la simplicité de mon coeur. Consultez le vôtre durant mon discours; c’est tout ce que je vous demande. Si je me trompe, c’est de bonne foi; cela suffit pour que mon erreur ne me soit point imputée à crime: quand vous vous tromperiez de même, il y aurait peu de mal à cela. Si je pense bien, la raison nous est commune, et nous avons le même intérêt à l’écouter; pourquoi ne penseriez-vous pas comme moi?
[944:] Je suis né pauvre et paysan, destiné par mon état àcultiver la terre; mais on crut plus beau que j’apprisse àgagner mon pain dans le métier de prêtre, et l’on trouva le moyen de me faire étudier. Assurément ni mes parents ni moi ne songions guère à chercher en cela ce qui était bon, véritable, utile, mais ce qu’il fallait savoir pour être ordonné. J’appris ce qu’on voulait que j’apprisse, je dis ce qu’on voulait que je disse, je m’engageai comme on voulut, et je fus fait prêtre. Mais je ne tardai pas à sentir qu’en m’obligeant de n’être pas homme j’avais promis plus que je ne pouvais tenir.
[945:] On nous dit que la conscience est l’ouvrage des préjugés; cependant, je sais par mon expérience qu’elle s’obstine à suivre l’ordre de la nature contre toutes les lois des hommes. On a beau nous défendre ceci ou cela, le remords nous reproche toujours faiblement ce que nous permet la nature bien ordonnée, à plus forte raison ce qu’elle nous prescrit. O bon jeune homme, elle n’a rien dit encore à vos sens: vivez longtemps dans l’état heureux où sa