La responsabilité des générations
Depuis Emmanuel Kant, la question des devoirs réciproques des générations est ouverte, et le restera. Cette question est même extrêmement complexe, peut-être parce que nous ne savons pas très bien ce que peut être la justice dans le temps long. Il reste que Kant souligne l’extraordinaire dissymétrie des générations à l’égard des progrès de toutes sortes — longévité, progrès médicaux, accumulation d’œuvres littéraires et philosophiques, enrichissement économique, etc. — , d’où une possible source d’injustice, incertaine donc inquiétante. En effet, il suffit d’être né plus tard pour tirer de nos ancêtres proches et lointains des bénéfices dont nous ne pouvons fournir la contrepartie en retour : " les générations antérieures ne paraissent s’être livré à leur pénible besogne qu’à cause des générations ultérieures, pour leur préparer le niveau à partir duquel ces dernières pourront ériger l’édifice dont la nature a le dessein, et donc pour que seules ces générations ultérieures aient la chance d’habiter le bâtiment auquel la longue suite de leurs ancêtres (à vrai dire, sans doute, sans intention) a travaillé sans pouvoir prendre part eux-mêmes au bonheur qu’ils préparaient. " (Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 1784). Ainsi, les puînés héritent d’un monde plus riche, beau, complet et élaboré, autant de progrès produits par le travail des anciens. C’est le privilège d’être né plus tard. Cette dette envers les anciens ne peut être réglée, sinon par un hommage à leur mémoire, sauf, surtout, à remettre plus encore à nos enfants, en ayant travaillé à notre tour pour leur transmettre mieux encore. Faute de parvenir à mesurer vraiment ce que nous devons aux anciens, le risque est de ne savoir pas non plus quoi remettre à nos successeurs. Cette ignorance suscite l’inconfort intellectuel des plus responsables. Pourtant, elle pourrait aussi fournir l’alibi d’une incurie