Le desir
En effet, l’homme avide et born´e, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a re¸cu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu’il d´esire, qui le soumet `a son imagination, qui le lui rend pr´esent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et pour lui rendre cette imaginaire propri´et´e plus douce, le modifie au gr´e de sa passion. Mais tout ce prestige disparaˆıt devant l’objet mˆeme ; rien n’embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce qu’on voit ; l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on poss`ede, l’illusion cesse o`u commence la jouissance. Le pays des chim`eres est en ce monde le seul digne d’ˆetre habit´e et tel est le n´eant des choses humaines, qu’hors l’Etre existant par lui-mˆeme, il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas.
Si cet effet n’a pas toujours lieu sur les objets particuliers de nos passions, il est infaillible dans le sentiment commun qui les comprend toutes. Vivre sans peine n’est pas un ´etat d’homme ; vivre ainsi c’est ˆetre mort. Celui qui pourrait tout sans ˆetre Dieu, serait une mis´erable cr´eature ; il serait priv´e du plaisir de d´esirer ; toute autre privation serait plus supportable.
J-J Rousseau, La Nouvelle H´elo¨ıse,