Le gai savoir
La conscience s’est développée principalement sous la pression du besoin de communication ; elle n’était de prime abord nécessaire, elle n’était utile qu’entre l’homme et l’homme (spécialement entre qui commande et qui obéit), et ce n’est aussi que relativement et proportionnellement à cet usage qu’elle s’est développée. La conscience n’est essentiellement qu’un réseau de communications entre l’homme et l’homme, c’est seulement en tant que telle qu’il lui a fallu se développer : l’homme solitaire et prédateur n’en aurait pas eu besoin. Que nos actes, nos pensées, nos sentiments, nos mouvements viennent à la conscience - au moins partiellement - est la conséquence d’un terrible « devoir » qui s’est longtemps imposé à l’homme : en tant qu’animal le plus exposé, il avait besoin d’aide et de protection, il avait besoin de son semblable, il lui fallait exprimer sa détresse, savoir se faire comprendre - et pour tout cela il avait d’abord besoin de la « conscience », et même pour « savoir » ce qui lui manquait, pour « savoir » ce qu’il avait à l’esprit, pour « savoir » ce qu’il pensait. Car, je le répète, l’homme comme toute créature vivante ne cesse de penser, bien qu’il ne le sache pas ; la pensée qui devient consciente n’en est que la plus petite part, disons : la part la plus superficielle et la plus mauvaise ; car seule cette pensée consciente se donne en mots, c’est-à-dire en signes de communication, par quoi l’origine de la conscience se découvre d’elle-même. Bref, le développement du langage et le développement de la conscience (non de la raison, mais seulement de la raison qui devient consciente de soi) vont de pair.
(trad. Dorion)
Explication
Il n’y a pas de conscience sans langage. L’idée d’une conscience qui préexisterait au langage, et a fortiori d’une conscience qui se passerait de lui, est absurde. Car la conscience est un réseau de communications. La conscience se donne nécessairement en mots. Là où il n’y a pas de mots, il