Le mal est donc sans pourquoi : cette « réponse » décevra les scientifiques. Elle est pourtant moins triviale qu'il y paraît. Elle suggère que le mystère gît, selon la formule de Kant, dans les profondeurs de l'âme humaine. Elle signifie surtout qu'il doit y avoir un mystère du mal, comme d'ailleurs du bien, pour que ces deux termes constitutifs de l'idée même de moralité puissent tout simplement recevoir un sens. Tous deux sont des excès baroques par rapport à la logique de la nature. La comparaison avec le règne animal est singulièrement éclairante : pas plus qu'ils ne sont à proprement parler méchants, même lorsqu'ils infligent à leurs semblables les pires souffrances (et les exemples abondent de la « cruauté » du monde animal), pas davantage les animaux ne sont capables de cette générosité inattendue, j'allais dire inespérée, qui est parfois le fait des êtres humains. Aussi dévoués et affectueux qu'ils puissent être, tout reste prévisible et réglé, pour ne pas dire inéluctable dans leur comportement. Mais l'homme est, par excellence, l'être d'antinature2 ou, pour mieux dire, le seul être de nature car il est aussi un vivant animal, qui non seulement ne soit pas programmé par ladite nature, mais puisse s'opposer à elle. Et c'est là le mystère de sa liberté entendue comme capacité de transcender le cycle naturel de la vie instinctuelle. « Excès », c'est dire aussi transcendance : si le bien et le mal sont mystérieux, aussi inattendus parfois qu'incompréhensibles, c'est qu'ils doivent l'être pour exister. C'est parce qu'ils ne sont pas animés par cette mystérieuse liberté, par cette incompréhensible indépendance à l'égard de la nature, que les automates, et même les animaux, ne sont capables ni du bien ni du mal : ils sont déterminés, par une mécanique ou par un instinct, à vivre et à se comporter selon les lois intangibles et immuables qui sont celles de leur espèce depuis des millénaires. L'être humain, lui, n'est totalement programmé par aucun code. (…) D'un