Le phénix
|1 |Charles-Hubert, quand il ne voyageait pas, « donnait un coup de main ». Vêtu d’une blouse grise, l’œil brillant, le cheveu dressé, il jonglait avec le|
| |fil à couper le beurre et la truelle à riz. Les oeufs, dans ses mains, voltigeaient, incassables, comme des balles de tennis ; il arrivait à pétrir un|
| |camembert dur comme du plâtre séché. La balance automatique Berkel, instrument délicat, lui obéissait comme un cheval de cirque. L’aiguille n’était |
| |jamais sur le zéro. Il savait (comment ne l’aurait-il su, après tant d’usage ?) que, si l’on place la marchandise au bord du plateau, on augmente |
|5 |encore la différence. Enfin, une petite tape, et l’on faisait sauter sans danger de vingt à vingt-cinq grammes sur le poids. Vingt-cinq grammes de |
| |beurre additionnés à vingt-cinq autres, et ainsi de suite, permettaient, à la fin de la journée, de gagner deux kilos, soit quatre cents francs. Ces |
| |mouvements, Charles-Hubert les accomplissait sans arrière-pensée. Il ne volait pas. Tout au plus commettait-il une de ces fraudes minuscules qui sont |
| |passées dans les mœurs. Faire sauter vingt-cinq grammes de beurre en 1938, où l’on avait tout le beurre qu’on voulait, ce n’était rien. Cet homme, qui|
| |marchait si bien avec son temps, vivait ainsi pour quelques petites choses sur des idées vieilles de trois ans. |
|10 |Il faut convenir que, dans la boutique, Charles-Hubert triomphait. Il était farce. Sa cordialité, son entrain, une certaine facilité pour les |
| |calembours, un esprit tourné vers la gaudriole ravissaient les cuisinières. Les rires explosaient quand, de sa voix sonore, il annonçait : « Cent |
| |vingt grammes de brie.., de clôture ! » ou : « Un quart de roquefort... des Halles ! » Ces plaisanteries ressassées chaque