Le roi se meurt - ionesco, fin de la pièce (texte)
Marguerite : (…) Je te guide, n'aie pas peur. (Elle le guide en le tenant par la main sur le plateau.) N'est-ce pas que tu peux, n'est-ce pas que c'est facile? J'ai aménagé une pente douce. Plus tard elle sera plus dure, cela ne fait rien, tu auras repris des forces. Ne tourne pas la tête pour regarder ce que tu ne pourras plus jamais voir, concentre-toi, penche-toi sur ton cœur, entre, entre, il le faut.
Le roi, les yeux fermés et avançant toujours tenu par la main : L'empire... A-t-on jamais connu un tel empire : deux soleils, deux lunes, deux voûtes célestes l'éclairent, un autre soleil se lève, un autre encore. Un troisième firmament surgit, jaillit, se déploie! Tandis qu'un soleil se couche, d'autres se lèvent... À la fois, l'aube et le crépuscule... C'est un domaine qui s'étend par-delà les réservoirs des océans, par-delà les océans qui engloutissent les océans.
Marguerite : Traverse-les.
Le roi : Au-delà des sept cent soixante-dix-sept pôles.
Marguerite : Plus loin, plus loin. Trotte, allons, trotte.
Le roi : Bleu, bleu.
Marguerite : II perçoit encore les couleurs. Des souvenirs colorés. Ce n'est pas une nature auditive. Son imagination est purement visuelle... c'est un peintre... trop partisan de la monochromie. (Au Roi.) Renonce aussi à cet empire. Renonce aussi aux couleurs. Cela t'égare encore, cela te retarde. Tu ne peux plus t'attarder, tu ne peux plus t'arrêter, tu ne dois pas. (Elle s'écarte du Roi.) Marche tout seul, n'aie pas peur. Vas-y. (Marguerite, dans un coin du plateau, dirige le Roi de loin.) Ce n'est plus le jour, ce n'est plus la nuit, il n'y a plus de jour, il n'y a plus de nuit. Laisse-toi diriger par cette roue qui tourne devant toi. Ne la perds pas de vue, suis-la, pas de trop près, elle est embrasée, tu pourrais te brûler. .Avance, j'écarte les broussailles, attention, ne heurte pas cette ombre qui est à ta droite... Mains gluantes, mains implorantes, bras