Le Voyageur Imprudent Rene Barjavel
Le voyageur imprudent
ROMAN
À Robert Denoël
PREMIERE PARTIE
L’APPRENTISSAGE
Il faisait un froid de guerre. Au petit matin, le sergent
Mosté découvrit un soldat, demi-nu, tordu en travers des feuillées. Le gel qui montait de la neige l’avait empoigné à mort. Ses cuisses sonnaient au doigt comme des planches.
Quatre hommes l’emportèrent. Celui qui le prit par la tête lui cassa les oreilles.
Les chasseurs pyrénéens du 27e bataillon occupaient depuis deux mois le village de Vanesse, au bord de la plaine de betteraves. Ils devaient le quitter ce jour-là, pour une destination inconnue. Le caporal d’échelon
Pierre Saint-Menoux, enfoui dans la paille de l’écurie, dormit peu, tourmenté par le souci de son septième déménagement. Il était responsable des dix-sept conducteurs de la compagnie de mitrailleuses, de leurs chevaux et de leurs voitures. Dans le civil, il enseignait les mathématiques au lycée Philippe-Auguste.
Sa grande inquiétude provenait des cuisines. Les cuistots sont toujours en retard. Il secoua la paille, s’en fut vers la roulante. Il grelottait. Il essayait de rapetisser son
grand corps maigre, pour offrir moins de prise au froid.
Les mains enfoncées dans les poches de sa capote, le dos rond, le béret enfoncé jusqu’aux joues, il traversa la cour de la ferme en courant, les jambes raides, comme un héron. — Alors, vous y pensez un peu, à vous préparer ? Je voudrais encore pas me faire engueuler pour vous, moi !
Le chiffonnier Crédent, caporal d’ordinaire, lui frappa sur l’épaule :
— T’en fais pas, vieux ! Ça viendra ! La Paix aussi viendra un jour. La queue du chien est bien venue !
Il riait, montrait des dents vertes.
— Tu veux pas casser la croûte ?
Il piqua dans le foyer de la roulante un bifteck qu’il avait fait cuire à même la flamme, mordit dans la viande noircie. De son quart fumant posé sur une bûche montait l’odeur du café et du vin mélangés.
Saint-Menoux eut un haut-le-cœur.
— Je me demande comment tu peux boire cette saleté.
Ça