Les croix de bois
Les fleurs, à cette époque de l’année, étaient déjà rares ; pourtant on en avait trouvé pour décorer tous les fusils du renfort et la clique en tête, entre deux haies muettes de curieux, le bataillon, fleuri comme un grand cimetière, avait traversé la ville à la débandade. Avec des chants, des larmes, des rires, des querelles d’ivrognes, des adieux déchirants, ils s’étaient embarqués. Ils avaient roulé toute la nuit, avaient mangé leurs sardines et vidé les bidons à la lueur d’une misérable bougie, puis, las de brailler, ils s’étaient endormis, tassés les uns contre les autres, tête sur épaule, jambes mêlées. Le jour les avait réveillés. Penchés aux portières, ils cherchèrent dans les villages, d’où montaient les fumées du petit matin, les traces des derniers combats. On se hélait de wagon à wagon. — Tu parles d’une guerre, même pas un clocher de démoli ! Puis, les maisons ouvrirent les yeux, les chemins s’animèrent, et retrouvant de la voix pour hurler des galanteries, ils jetèrent leurs fleurs fanées aux femmes qui attendaient, sur le môle des gares, le retour improbable de leurs maris partis. Aux haltes, ils se vidaient et faisaient le plein des bidons. Et vers dix heures, ils débarquaient enfin à Dormans, hébétés et moulus. Après une pause d’une heure pour la soupe, ils s’en allèrent par la route, – sans clique, sans fleurs, sans mouchoirs agités, – et arrivèrent au village où notre régiment était au repos, tout près des lignes. Là, on en tint comme une grande foire, leur troupeau fatigué fut partagé en petits groupes – un par compagnie – et les fourriers désignèrent rapidement à chacun une section, une escouade, qu’ils durent chercher de ferme en ferme, comme des chemineaux sans gîte, lisant sur chaque porte les grands numéros blancs tracés à la craie. Bréval, le caporal, qui sortait de l’épicerie, trouva les trois nôtres comme ils traînaient dans la rue, écrasés sous le sac trop chargé où brillaient insolemment des ustensiles de campement