Les liaisons dangereuses
La société que décrit Laclos est dominée par deux conformismes opposés et complémentaires : la pruderie et le libertinage. Tous deux sont présentés comme réducteurs et destructeurs pour l'individu, l'un par sa négation du corps, l'autre par sa négation du cœur et de l'âme. Le conformisme de la pruderie est évidemment une perversion du christianisme, qui consiste à confondre péché et sexualité, sainteté et virginité. Il concerne essentiellement les femmes : une femme qui ne s'y plie pas, au moins en apparence, est impitoyablement rejetée. L'enfermement des jeunes filles dans les couvents, l'étroite surveillance à laquelle on les soumet, l'ignorance dans laquelle on veille à les maintenir, les mariages arrangés, sont quelques-unes des manifestations de ce conformisme. Cécile et Madame de Volanges sont de purs produits de cette éducation. Plus généralement, Madame de Merteuil décrit ce que deviennent les femmes du "parti Prude" (LXXXI) dans leur vieillesse : "sans idées et sans existence, elles répètent, sans les comprendre et indifféremment, tout ce qu'elles entendent dire, et restent par elles-mêmes absolument nulles" (CXIII). C'est là parfaitement caractériser les effets destructeurs du mimétisme. Seules quelques femmes, grâce à leur intelligence, parviennent, d'après Madame de Merteuil, à échapper à ce conformisme et à "se créer une existence". Madame de Rosemonde en est un exemple. Et les expressions qu'emploie Madame de Merteuil disent l'essentiel : la question centrale du roman est au fond le "to be or not to be" de Shakespeare. Il s'agit soit de succomber au conformisme ambiant et de ne pas exister, soit de lui échapper pour se créer une existence. Si l'intrigue du roman est si rigoureuse et si serrée, c'est qu'il y est constamment question de vie ou de mort et non, contrairement à ce qu'on a dit quelquefois, d'un amusement d'esthètes ou de