Peut-on apprendre à vivre?
1685 mots
7 pages
Constantin Dmitriévitch Levine, l’un des protagonistes du roman de Tolstoï Anna Karénine, est l’homme inquiet de la vie. Si elle lui est une évidence chez les autres, la sienne l’étonne, le panique même. Il est agriculteur et sait tout des cycles des saisons, de la saillie des femelles ou du moment de rentrer les foins. Il projette de publier un grand ouvrage sur les techniques agricoles, afin de faire partager ses vues progressistes au plus grand nombre. Pourtant, en ce qui le concerne, « la vie lui était apparue plus terrible encore que la mort. » (livre VIII, chap. 8) En cherchant à l’apprivoiser par la science, Kostia se rend compte que sa vie échappe toujours à sa réflexion, qui apparaît parfaitement inutile à saisir le sens de son existence. « Peut-on apprendre à vivre ? » est la question de Constantin. La vie étonne ; insaisissable, elle crée, fait sans cesse événement. Pourtant, des lois la comprennent : la physiologie, la biochimie, la génétique rendent compte de son fonctionnement. Mais cela est superficiel : apprendre à vivre, n’est pas apprendre les lois de la vie, ni faire de la biologie. Apprendre à vivre, si cela est possible, ce serait apprendre à vivre sa vie. Recevoir, d’un autre, les recommandations nécessaires pour exister, pour se bien conduire, pour être soi.
Exister n’est-il pourtant pas une évidence ? L’apprentissage aurait le caractère d’une peine inutile, voire d’une aliénation. Un autre que moi viendrait m’imposer ses règles, sa manière de se conduire, de respirer, de se nourrir. Perspective désagréable pour l’être qui se soutient de l’exception de sa liberté. Perspective morbide, même. Il s’agirait de rendre dénaturer la vie, de la domestiquer, de la plier à des motifs immuables, alors qu’elle-même est création.
Or, faire échapper l’homme au déterminisme de la nature, n’est-ce pas toute l’ambition de la culture ? L’homme a ceci de particulier qu’il ne se contente pas d’être : il se perfectionne sans cesse. Il a besoin de maîtres :