Peut-on être en conflit avec soi-même ?
Comme l'affirmait Hegel dans l'Esthétique, les animaux vivent en paix « avec les choses qui les entourent » : ils n'éprouvent pas leur monde comme étant incomplet ou décevant, ils ne s'irritent pas des limites que la nature leur a imposées, ils n'éprouvent pas l'altérité du monde comme une adversité dont il faut triompher. Rien ne leur paraît impossible, parce que rien au fond ne leur est possible : une vache ne regrette pas de ne pas pouvoir voler, parce qu'elle se contente d'être ce qu'elle est, de prélever dans l'altérité de quoi assurer sa subsistance, et de l'anéantir par la digestion. « Ce canard n'a qu'un bec, et n'eut jamais envie/ Ou de n'en plus avoir ou bien d'en avoir deux », ainsi que l'écrivait Richepin dans son poème Oiseaux de passage, et il faut y voir négativement une description de l'homme : l'homme est cet être qui ne se contente jamais de son propre être, qui n'est jamais satisfait de son propre monde bref, cet être de désir qui exige toujours plus et autre chose que ce qu'il a.
L'homme, en d'autres termes, se heurte en permanence à l'altérité sous la double figure de l'adversaire et de l'obstacle : les choses m'apparaissent d'emblée comme ce qui résiste à ma volonté, et qu'il faut transformer ou dépasser ; autrui est toujours susceptible de se dresser entre l'objet de mon désir et moi-même, soit parce qu'il ne veut pas ce que je veux, soit au contraire parce qu'il convoite exactement la même chose. Être un homme, par conséquent, c'est voir son existence fondamentalement inquiétée par l'altérité, c'est entrer en conflit avec cette dernière. Qu'on soit par définition en conflit avec ce qui n'est pas soi et pas de l'ordre du soi (avec le non-moi, comme le nommait Fichte), cela alors n'est guère douteux ; mais pour autant, peut-on être en conflit avec soi-même ? À première vue, cela semble impossible, si tant est qu'il ne saurait y avoir de conflit qu'entre deux termes qui s'opposent et se heurtent : quel sens y aurait-il à dire