Regis debray
« Napoléon est un oral : il parle ses textes, à chaud, et d'abord son Mémorial. Écrivain-né, parce que involontaire et impulsif. Plus moderne en cela que de Gaulle. L'un fait du Céline, l'autre du Tite-Live. L’Empereur prend la langue à la hussarde, en homme pressé. Il la traite en fille. De Gaulle, en mère. Chevalier servant d'une Dame inaccessible. « Mère, voici tes fils qui se sont tant battus... » Tant de piété nuit au style. Les pompeux apprêts de la version latine -alexandrins et rythme ternaire - ont un relent d'Œdipe. À de Gaulle écrivain, il manque l'inachevé qui fait tilt. Il survit par ses saillies, non par ses périodes. Quarteron, chienlit, volapük : sa verve l'a sauvé, son verbe l'endimanche. Napoléon a pour nous cette supériorité littéraire de n'avoir jamais appris le français (il garda jusqu'à la fin une orthographe de galopin). C'était un « primaire », un geyser de premiers jets. De Gaulle, un « secondaire ». « Tout ce que je n'écris pas, disait-il, je le renie. » L'un dicte, l'autre compose. L'étude comparée des correspondances reste à faire. Elle ne manquerait pas d'intérêt, y compris politique. Elle opposerait un télégraphe à un académicien, une voix à un style, une brutalité à une courtoisie. Disons : la cravache au ciseau.
Il n'est pas étonnant que Stendhal, qui ne tolérait que le naturel, ait été hagiographe de l'un ; et Malraux, de l'autre. Quant à Chateaubriand, il eût été plus à son aise avec de Gaulle. Ce spécialiste de l'après coup, ce névrosé de l'écho détestait le direct. Sa meilleure page sur Napoléon lui fut inspirée par sa mort : « Alors le 5 mai 1821 à six heures moins onze de l'après-midi, dans le fracas des vents... » Et pour cause : la nouvelle avait mis deux mois pour arriver à Paris, via Londres (Havas n'avait pas encore ouvert son agence, ni le télégraphe électrique posé ses câbles dans l'Atlantique). Quand elle arriva, anoblie par le retard, avec l'emphase de l'éloignement,