Valencia, 1812

Montserrat,

Je n’en puis plus, j’étouffe, je ne sais plus que dire : cette mère désemparée, ce potier qui t’insulte, ce macabre officier, cet Izquierdo qui attend notre exécution avec délice, c’en est trop. Je voudrais hurler, je voudrais frapper. Crois-tu que je craigne ma propre mort ? Bien sûr. Mais ce n’est rien ; c’est une autre pensée qui m’achève : celle de ma femme.

Luna, ma petite Luna, mon amour, ma seule raison de vivre. Voilà presqu’un an que nous sommes mariés. Voilà un an de vie intense : maintenant, la vie prend du sens. Auparavant, chaque journée ressemblait à la précédente comme à la suivante. Chaque journée était composée de menues tâches, ouvrir la boutique, faire l’article aux clients difficiles, gérer les factures, passer les commandes, s’occuper des têtes de bétail, rentrer à la maison pour que tout recommence le lendemain. Le temps s’écoulait comme une roue qui tourne, inexorablement... Maintenant je me sens vivre. Quand je plonge mon regard dans celui de Luna, je sens que nous nous parlons sans mots, je sens l’émotion brouiller l’anthracite de ses yeux, chatouiller sa lèvre supérieure dans une moue si touchante. Dans ces moments, elle paraît sans âge. Il me semble que nous aurions pu nous rencontrer 10 ans plus tôt : la même expression aurait éclairé son visage. Et dans vingt ans, dans 30 ans, quand nous serons un vieux couple grisonnant et tremblant au coin du feu, ce moment de partage restera intact. Mais que dis-je ? Il ne m’est plus possible de nous imaginer grands-parents, à la tête d’une famille que nous rêvons unie, nombreuse, aimante.

Qu’en est-il de ce fils que nous souhaitons ? Qu’en est-il des premiers pas de cet enfant qui risque ne jamais voir le jour ? Qu’en est-il de mon père qui ne soulèvera jamais son petit-fils?

Qu’en est-il de ma Luna qui ne connaîtra jamais la joie de la naissance, ce moment renversant, bouleversant, où la sage-femme pose sur le ventre d’une nouvelle maman, un enfant, si