Zadig et la femme arabe
Scythie, et qui, s’étant établie dans les Indes par le crédit des brachmanes
menaçait d’envahir tout l’orient. Lorsqu’un homme marié était mort, et que sa
femme bien-aimée voulait être sainte, elle se brûlait en public sur le corps de son
5. mari. C’était une fête solennelle qui s’appelait le bûcher du veuvage. La tribu
dans laquelle il y avait eu le plus de femmes brûlées était la plus considérée.
Un Arabe de la tribu de Sétoc étant mort, sa veuve, nommée Almona, qui était fort
dévote, fit savoir le jour et l’heure où elle se jetterait dans le feu au son des tam-
bours et des trompettes. Zadig remontra à Sétoc combien cette horrible cou-
10. tume était contraire au bien du genre humain; qu’on laissait brûler tous
les jours de jeunes veuves qui pouvaient donner des enfants à l’État, ou du moins
élever les leurs; et il le fit convenir qu’il fallait, si l’on pouvait
abolir un usage si barbare. Sétoc répondit: « Il y a plus
de mille ans que les femmes sont en possession de
15. se brûler. Qui de nous osera changer une loi
que le temps a consacrée? Y a-t-il rien
de plus respectable qu’un ancien abus? — La
raison est plus ancienne, reprit Zadig.
Parlez aux chefs des tribus, et je vais trou-
20. ver la jeune veuve. »
Il se fit présenter à elle; et après s’être
insinué dans son esprit par des louanges sur
sa beauté, après lui avoir dit combien c’était
dommage de mettre au feu tant de charmes, il la
25. loua encore sur sa constance et son courage.
«Vous aimiez donc prodigieusement votre mari? lui dit-il.
— Moi? point du tout, répondit la dame arabe. C’était un brutal, un jaloux, un
homme insupportable; mais je suis fermement résolue de me jeter sur son
bûcher. —