L'ennui
Si, d’aventure, on essayait de situer sur une échelle allant du plus au moins estimable les tonalités affectives définissant les modalités de notre rapport au monde, nul doute que l’ennui paraîtrait devoir en occuper l’un des degrés les plus modestes. Éprouver l’ennui, en effet, revient à se trouver dans la disposition de qui ressent que rien, ni le monde, ni les autres, ni soi-même enfin n’est suffisamment plein de vivacité, de sollicitation pour susciter, dans l’emportement de la vie, attachement ou répulsion.
L’un des traits distinctifs de l’ennui est le désintérêt ressenti à l’égard du monde et des autres, avant de devenir bientôt, dans l’accablement, indifférence à l’égard de soi-même. L’ennui rend imperméable au bonheur aussi bien qu’au malheur, à la souffrance aussi bien qu’au plaisir alors même qu’il se nourrit du constat de leur absence.
Cependant, l’ennui a ceci de commun avec l’angoisse et la souffrance qu'il n'est, en définitive, vraisemblablement provoqué par rien d’identifiable. Si l’angoisse est une peur d’une intensité telle qu’elle paraît avoir rompu tout lien avec un quelconque motif susceptible d’en rendre compte, si la souffrance est une douleur par-delà la douleur d’être éprouvée absolument, l’ennui semble détenir sa virulence lancinante de n’être provoqué par rien. Que l’on cherche à en sortir en tentant de se désennuyer revient du même coup à échapper à sa nature profonde : que l'on s'évertue à s’écarter des êtres, des choses ou des situations que l’on estime être sources d’ennui et l’on introduit le fait de s’ennuyer dans un ordre des causes et des raisons auquel, fondamentalement, l’ennui n’appartient pas.
L’ennui est cette disposition par rapport au monde, alors même qu’elle est fort communément partagée, d’une évidence moins grande qu’il n’y paraît. De constater qu'il est apparemment sans motif conduit à soutenir que de l’ennui, on ne peut dire grand-chose.