L'utopie; livre i
Je me trouvais un jour dans l’église Notre-Dame1, monument admirable et toujours pleins de fidèles; j’avais assisté à la messe, et, l'office terminé, je m‘apprêtais à rentrer à mon logis, quand je vis Pierre Gilles en conversation avec un étranger, un homme sur le retour de l‘âge, au visage hâlé, à la barbe longue, un caban négligemment jeté sur l’épaule; sa figure et sa tenue me parurent celles d’un navigateur2. Dès que Pierre m'aperçut, il vint à moi, me salua et, prévenant ma réponse, m’entraîna un peu à l'écart en désignant celui avec lequel je l‘avais vu s‘entretenir.
- Vous voyez, dit-il, cet homme? Je me préparais à l’emmener tout droit chez vous.
- Il y eût été très bien venu, dis-je, recommandé par vous.
- Recommandé bien plutôt par lui même, dit-il , dès que vous le connaîtrez. Il n'est personne sur la terre qui en ait aussi long à raconter concernant les hommes et les terres inconnus; et c‘est là, je le sais, un sujet dont vous êtes des plus curieux.
- Eh bien, dis-je, je n'avais donc pas si mal deviné, car au premier regard, j’avais tenu cet homme pour un capitaine de vaisseau.
- En quoi vous étiez bien loin de la réalité, dit-il. Car s’il a navigué ce ne fut pas comme Palinure3, mais comme Ulysse4, ou plutôt encore comme Platon5. Ce Raphaël en effet, car il s’appelle ainsi, et Hythlodée est son nom de famille, connaît assez bien le latin et très bien le grec, qu‘il a étudié avec un soin plus particulier. Car il s’était voué à l'étude de la philosophie et il estimait que rien d‘important n‘existe en latin dans ce domaine, si ce n’est quelques morceaux de Sénèque et de Cicéron. Il a laissé à ses frères le patrimoine qui lui revenait dans son pays, le Portugal, et, désireux de voir le monde, s’est joint à Améric Vespuce6 pour les trois derniers de ses quatre voyages, dont on lit aujourd'hui la relation un peu partout. Il l’accompagna continuellement, si ce n’est qu’à la fin il ne