L"elevage
Jean GIONO, Que ma joie demeure, 1935
Chapitre 1
C’était une nuit extraordinaire.
Il y avait eu du vent, il avait cessé, et les étoiles avaient éclaté comme de l’herbe. Elles étaient en touffes avec des racines d’or, épanouies, enfoncées dans les ténèbres et qui soulevaient des mottes luisantes de nuit.
Jourdan ne pouvait pas dormir. Il se tournait, il se retournait.
« Il fait un clair de toute beauté », se disait-il.
Il n’avait jamais vu ça.
Le ciel tremblait comme un ciel de métal. On ne savait pas de quoi puisque tout était immobile, même le plus petit pompon d’osier. Ça n’était pas le vent. C’était tout simplement le ciel qui descendait jusqu’à toucher la terre, racler les plaines, frapper les montagnes et faire sonner les corridors des forêts. Après, il remontait au fond des hauteurs.
Jourdan essaya de réveiller sa femme.
« Tu dors ?
— Oui.
— Mais tu réponds ?
— Non.
— Tu as vu la nuit ?
— Non.
— Il fait un clair superbe. »
Elle resta sans répondre et fit aller un gros soupir, un claqué des lèvres et puis un mouvement d’épaules comme une qui se défait d’un fardeau.
« Tu sais à quoi je pense ?
— Non
— J’ai envie d’aller labourer entre les amandiers.
— Oui.
— La pièce, là, devant le portail.
— Oui.
— En direction de Fra-Joséphine.
— Oh ! oui », dit-elle.
Introduction « Que ma joie demeure » est à la fois le titre d'un psaume biblique, celui d'un morceau de musique célèbre de Jean-Sébastien Bach et celui d'un roman de Jean Giono écrit en 1935. L'incipit de cette œuvre met en scène un paysan, Jourdan, qui se réveille en pleine nuit pour labourer, comme appelé par la splendeur extraordinaire du clair de lune. Cet extrait allie une description poétique de la nuit à un dialogue entre cet homme et sa femme encore endormie. Nous tenterons de voir en quoi l'évocation d'un paysage nocturne exceptionnel confère une dimension quasi-religieuse à ce récit. A cet effet, nous étudierons d'abord l'alliance inattendue des éléments