L'étranger
Le recours au roman permet à Camus d'aborder différemment le tragique pour transformer un modeste employé de bureau en héros, en personnage tragique né du quotidien, contrairement au tragique de Caligula né du pouvoir absolu. Meursault, cet homme sans prénom, n'a aucun pouvoir, et n'en veut pas. Quand son patron lui propose une meilleure situation, il renâcle, à quoi bon quitter ce qu'il a pour un peu plus de confort, que désirer d'autre finalement que sa petite vie étriquée mais bien à lui. Il n'a aucun rêve d'amélioration, de grandeur, le tragique naît aussi de la réalité banale du quotidien qui bascule sans raison apparente dans le drame, car écrit Camus dans L'Homme révolté, « le roman fabrique du destin sur mesure. »
Faire témoigner les êtres, en faire des symboles et restituer à travers Meursault une expérience unique, tel est la dramaturgie de Camus. Déjà dans L'Envers et l'Endroit, pendant l'été à Alger les jeunes gens vivaient dans le présent, pour eux aussi « tout le royaume était de ce monde. » Derrière Meursault, se dessine la silhouette de la mère de Camus, une femme passive, « d'une présence trop naturelle pour être sentie »14. Cette manière d'absence aussi est bien dans le caractère de Meursault, dans son comportement quotidien fait de mots simples, de désirs simples. Son amie Marie Cardona lui ressemble, fille simple et romantique qui se contente de peu, du peu qu'il lui donne; elle n'attendrait rien de bon d'une passion dévorante ou d'un amour exclusif. Son environnement est à son image, un quartier pauvre, un appartement étriqué et banal, qu'il ne pense même pas à s'approprier, à personnaliser, où se trouve « toute l'absurde simplicité du monde14. » C'est la vie dans un quartier pauvre telle que Camus l'a vécue dans sa jeunesse, où le désir passe par le corps, où toute forme de culture est absente15.
Camus s'est-il souvenu de L'Étranger, ce poème de Baudelaire qui finit ainsi :
« Et qu'aimes-tu donc