Albert camus
Ainsi, pendant des années, la vie de Jacques se partagea inégalement entre deux vies qu'il ne pouvait relier l'une à l'autre. Pendant douze heures, au son du tambour, dans une société d'enfants et de maîtres, parmi les jeux et l'étude. Pendant deux ou trois heures de vie diurne dans la maison du vieux quartier, auprès de sa mère qu'il ne rejoignait vraiment que dans le sommeil des pauvres. Bien que la plus ancienne de sa vie fût en réalité ce quartier, sa vie présente et plus encore son avenir étaient au lycée. Si bien que le quartier, d'une certaine manière, se confondait à la longue avec le soir, le sommeil et le rêve. Existait-il, d'ailleurs, ce quartier, et n'était-il pas ce désert qu'il devint un soir pour l'enfant devenu inconscient ? Chute sur le ciment... À personne en tout cas, au lycée, il ne pouvait parler de sa mère et de sa famille. À personne dans sa famille il ne pouvait parler du lycée. Aucun camarade, aucun maître, pendant toutes les années qui le séparaient du bachot, ne vint jamais chez lui. Et, quant à sa mère et sa grand-mère, elles ne venaient jamais au lycée, sinon une seule fois dans l'année, à la distribution des prix, au début de juillet. Ce jour-là, il est vrai, elles y entraient par la grande porte, au milieu d'une foule de parents et d'élèves endimanchés. La grand-mère mettait la robe et le foulard noir des grandes sorties, Catherine Cormery mettait un chapeau orné de tulle marron, de raisins noirs en cire, et une robe d'été marron, avec les seuls souliers à talons demi-hauts qu'elle possédât. Jacques avait une chemise blanche à col danton et à manches courtes, un pantalon d'abord court puis long, mais toujours soigneusement repassé la veille par sa mère, et, marchant au milieu des deux femmes, il les dirigeait lui-même vers le tramway rouge, vers une heure de l'après-midi, les installait sur une banquette de la motrice et attendait debout à l'avant, [231] regardant à travers les vitres sa mère qui lui souriait de temps en temps,