André malraux, la condition humaine
Des nuages très bas lourdement massés, arrachés par places, ne laissaient plus paraître les dernières étoiles que dans la profondeur de leurs déchirures. Cette vie des nuages animait l'obscurité, tantôt plus légère et tantôt intense, comme si d'immenses ombres fussent venues parfois approfondir la nuit. Katow et Kyo portaient des chaussures de sport à semelles de crêpe, et n'entendaient leurs pas que lorsqu'ils glissaient sur la boue; du côté des concessions –l'ennemi –, une lueur bordait les toits. Lentement empli du long cri d'une sirène, le vent qui apportait la rumeur presque éteinte de la ville en état de siège et les sifflets des vedettes qui rejoignaient les bateaux de guerre, passa sur les ampoules misérables allumées au fond des impasses et des ruelles; autour d'elles, des murs en décomposition sortaient de l'ombre déserte, révélés avec toutes leurs taches par cette lumière que rien ne faisait vaciller et d'où semblait émaner une sordide éternité. Cachés par ces murs, un demi-million d'hommes : ceux des filatures, ceux qui travaillent seize heures par jour depuis l'enfance, le peuple de l'ulcère, de la scoliose, de la famine. Les verres qui protégeaient les ampoules se brouillèrent et, en quelques minutes, la grande pluie de Chine, furieuse, précipitée, prit possession de la ville.
“Un bon quartier”, pensa Kyo. Depuis plus d'un mois que, de comité en comité, il préparait l'insurrection, il avait cessé de voir les rues : il ne marchait plus dans la boue mais sur un plan. Le grattement des millions de petites vies quotidiennes disparaissait, écrasé par une autre vie. Les concessions, les quartiers riches, avec leurs grilles lavées par la pluie á l'extrémité des rues, n’existaient plus que comme des menaces, des barrières, de longs murs de prison sans fenêtres; ces quartiers atroces, au contraire – ceux où les troupes de choc étaient les plus nombreuses–, palpitaient du