Entretien avec Antoine Prost
"Le peuple n'existe plus"

Que reste-t-il de 1936 ? Pour le savoir, Historia a interrogé un spécialiste reconnu de cette période, qui publie Autour du Front populaire. Aspects du mouvement social au XXe siècle , au Seuil.

Par Propos recueillis par Eric Pincas

Historia - Le Front populaire a-t-il été à la hauteur des espoirs, politiques et sociaux, qui lui ont permis d'accéder au pouvoir ?
Antoine Prost - Les conquêtes du Front populaire sont restées dans l'inconscient collectif comme une sorte d'illumination qui aurait complètement bouleversé la société. De ce point de vue, sur le long terme, on ne peut pas dire que ce gouvernement a failli. Quand on analyse les aspirations ouvrières avant le Front populaire, telles qu'elles s'expriment dans les mots d'ordre des manifestations du 1er mai 1936, le Front populaire a en effet apporté plus qu'il n'avait promis. Ce qui n'empêche pas les déceptions dans les années 1937-1938.
H. - A quoi attribuez-vous le fait que le Front populaire soit devenu une période mythique ?
A. P. - Dans l'histoire du XXe siècle, la période du Front populaire est le seul moment où les ouvriers ont pu dire : « Ce sont les nôtres qui ont gagné. » Les gens qui nous gouvernent aujourd'hui ne sont « les nôtres » de personne. En 1936, Léon Blum a su se faire accepter, il a su maintenir le lien social avec son électorat. Jusqu'à cette incroyable explosion sociale, le groupe ouvrier avait toujours eu le sentiment d'avoir été écrasé, vaincu... D'ailleurs, ne dit-on pas : « Debout les damnés de la terre ? » Avec le procès de Riom, Blum est devenu une victime, un bouc émissaire. Cela contribue aussi à alimenter le mythe.
H. - Parmi les principales mesures prises par le gouvernement, on retient les deux semaines de congés payés, l'augmentation des salaires, la semaine de 40 heures, l'élection de délégués du personnel et les conventions collectives. Quel état des lieux peut-on établir soixante-dix ans après ?