Aubigné
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Je veux peindre la France une mère affligée, Qui est entre ses bras de deux enfants chargée. Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts Des tétins nourriciers; puis, à force de coups D’ongles, de poings, de pieds, il brise le partage Dont la nature donnait à son besson1 l’usage; Ce voleur acharné, cet Esau malheureux Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux, Si que2, pour arracher à son frère la vie, Il méprise la sienne et n’en a plus d’envie. Mais son Jacob, pressé d’avoir jeûné meshui3, Ayant dompté longtemps dans son coeur son ennui, A la fin se défend, et sa juste colère Rend à l’autre un combat dont le champ est la mère. Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris, Ni les pleurs réchauffés4 ne calment leurs esprits; Mais leur rage les guide et leur poison les trouble5, Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble. Leur conflit se rallume et fait si furieux Que d’un gauche6 malheur ils se crèvent les yeux. Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte, Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte; Elle voit les mutins, tout déchirés, sanglants, Qui, ainsi que du coeur, des mains se vont cherchant. Quand, pressant à son sein d’une amour maternelle Celui qui a le droit et la juste querelle, Elle veut le sauver, l’autre qui n’est pas las Viole en le poursuivant l’asile de ses bras. Adonc7 se perd le lait, le suc de sa poitrine; Puis, aux derniers abois, de sa proche ruine, Elle dit: « Vous avez, félons, ensanglanté Le sein qui vous nourrit et qui vous a portés; Or8 vivez de venin, sanglante géniture, Je n’ai plus que du sang pour votre nourriture. »
Agrippa d’Aubigné. Les Tragiques.( Misères. Vers 97 à 130)
1.Frère jumeau. 2. Si bien que. 3. Jusqu’à aujourd’hui. 4. Ravivés. 5. Égare. 6.Sinistre. 7.Alors. 8. Désormais.