Autrui
Introduction
Je crois que notre occupation la plus constante ne serait pas de (chercher à) fuir la solitude si elle n’était pas notre expérience la plus originaire, la plus constante mais aussi la plus douloureuse. En effet, nous sommes des êtres conscients, mais sitôt que nous prenons conscience de nous-mêmes nous nous découvrons séparés (distincts) du monde et séparés (distincts) des autres. En fait, je n’existe pour moi-même qu’en me différenciant (en me distinguant) de ce qui n’est pas moi, Ie. en m’opposant au monde et aux autres. De sorte que je ne suis moi-même qu’en n’étant pas les autres. Cette originaire séparation, constitutive de notre existence consciente, nous isole des autres ; nous isole dans une solitude si profonde qu’elle semble se confondre avec la condition humaine. Or, le paradoxe de notre condition c’est que l’homme est en même temps une espèce loquace et sociable, si bien que c’est naturellement que nous désirons, en même temps, la compagnie des autres. Ces autres desquels nous sommes pourtant séparés de manière irréparable. Ainsi, c’est parce que nous existons comme des êtres (ontologiquement) séparés, c’est parce que nous nous sentons seuls que nous recherchons la compagnie des autres. Ce désir ne peut cependant aboutir qu’à l’échec : en fait, notre solitude ne nous parait jamais aussi sensible que lorsque nous nous trouvons parmi les autres ; non pas avec eux mais seulement à côté d’eux. Ainsi, d’un côté, nous ne ressentons jamais aussi intensément l’existence de notre propre moi que dans la solitude, c’est-à-dire, en fait, dans la douleur et dans l’ennui ; tandis que de l’autre côté, ce sentiment de notre propre existence est si insupportable que nous faisons tout pour le fuir, car alors nous croyons que tout est sans intérêt et sans saveur si nous ne pouvons même pas avoir la possibilité le partager avec autrui. C’est de là que nait notre besoin d’autrui, semble-t-il. C’est ce qui fait, en outre, que même si on ne manque