D'accord en cela avec la tradition philosophique dominante, Bergson répond à cette question par la négative. Mais la thèse qu'il avance pour différencier l'artiste de l'homme du commun a de quoi surprendre: loin de définir l'artiste comme un créateur, faisant apparaître dans le monde des oeuvres d'art bien différentes des objets naturels, ou comme un technicien, capable d'organiser la matière en vue d'une fin, et selon les «règles de l'art», Bergson choisit de le caractériser par son regard. Il semble d'abord sug¬gérer que le regard de l'artiste entretient avec le regard ordinaire une différence de degré («c'est un homme qui voit mieux que les autres»), mais on constate vite qu'il s'agit d'une différence de nature. Une fois exposée cette thèse (1. 1 à 3), Bergson articule une démarche en deux temps. Il donne d'abord (1. 3 à 8) une description de la façon dont nous regardons couramment les choses: un voile, constitué par l'« habitude», fait que, à la lettre, nous ne les voyons pas. Un tissu de conventions s'interpose entre les objets et nous. À ce regard ordinaire, Bergson oppose enfin (1. 8 à 11) le regard de l'artiste comme la seule vision authentique. Cela suppose un changement violent de nos façons de voir, comme le suggère l'expression «mettre le feu»: l'artiste doit se mettre en marge de la société et «mépriser» ses conventions s'il veut retrouver le contact avec «la réalité même