Pourquoi mon père me forçait-il à regarder la Joconde et à écouter des symphonies? C'est ce qu'on appelle le destin, je suppose. Il m'a fallu attendre d'avoir vingt-sept ans pour oser lui poser la question (j'avais bien trop peur même de prononcer son nom, avant). Il m'a dit que c'était chouette, Chopin, c'est pour ça qu'il m'enfermait dans une pièce pour m'en faire écouter quand je me mettais à pleurer. Personne à l'époque ne possédait de tourne-disque, autour de nous, ni de télévision, la viande, le tissu, l'huile, etc., tout était encore rationné, et beaucoup de nos voisins ne survivaient que grâce aux fanes de légumes qu'ils ramassaient sur les marchés. Nous étions la seule famille d'intellectuels de tout l'immeuble, j'aurais dû être heureuse, de son point de vue.
Mon père a dit que jamais il n'aurait imaginé que cette reproduction sur le mur puisse me faire peur. Pourquoi est-ce que je ne regardais pas la carte du monde ou la carte de Chine, qui étaient accrochées à côté ? Ou ses croquis (il était ingénieur) ? Pourquoi fallait-il absolument que ce soit ça que je regarde ? Et en fin de compte, a-t-il dit, pourquoi est-ce qu'elle te faisait peur?
D'autres me l'avaient déjà posée, cette question, et à chaque fois ça avait un peu aidé à réduire ma terreur. Je n'ai pas de réponse. De la même manière, je ne sais toujours pas pourquoi, alors que j'étais si petite, tout juste si je savais parler, il avait trouvé cette solution pour faire cesser mes