Brideshead revisited
Ces souvenirs, qui sont toute ma vie – car le passé est la seule chose que nous soyons assurer de posséder – ces souvenirs ne me quittaient pas. Comme les pigeons de la place Saint-Marc ils étaient partout, je marchais littéralement dessus ; ils allaient seuls ou par deux, par petits groupes aux suaves roucoulements, ils hochaient la tête, se pavanaient, clignaient de l'œil, gonflaient les plumes délicates de leur cou et parfois, si je restais immobile, ils venaient se percher sur mon épaule ou picorer un morceau de biscuit entre mes lèvres, jusqu'à ce que tout à coup tonne le canon de midi et qu'en un instant, dans un bruissement d'ailes déployées, le pavé soit désert et le ciel tout entier au dessus de moi s'obscurcisse d'une ruée tumultueuse d'oiseaux.
Ainsi en fut-il ce matin là.
Ces souvenirs sont les monuments qui témoignent des grands moments de notre existence. Ces moments, sources de l'art, où le souffle d'inspiration habite l'esprit de l'homme, sont dans leur mystère apparentés à ces époques de l'histoire, où un peuple qui depuis des siècles vit satisfait de son art, inconnu, retranché derrière les frontières, occupé à travailler la terre, manger, dormir, procréer, se contenter d'assurer la survie ; ce peuple va, l'espace d'une ou deux générations, éblouir l'univers, mettre au monde et élever une foisonnante progéniture du génie, pour bientôt décliner sous le poids de sa grandeur, puis s'effondrer, léguant à tout le genre humain la somme de ses nouvelles conquêtes ; la vision s'estompe, l'âme s'étiole, et la lutte pour la vie impose sa routine à nouveau.
L'âme humaine goûte ces périodes parfaites et exceptionnelles, mais en dehors d'aller nous sommes rarement seuls et uniques en notre genre ; dans ce bas-monde, nous côtoyons une foule de représentations abstraites, de reflets et de contrefaçons de nous-mêmes : l'homme