Coeur
Vous qui vivez en toute quiétude Bien au chaud dans vos maisons, Vous qui trouvez le soir en rentrant La table mise et des visages amis, Considérez si c’est un homme Que celui qui peine dans la boue, Qui ne connaît pas de repos, Qui se bat pour un quignon de pain, Qui meurt pour un oui ou pour un non. Considérez si c’est une femme Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux Et jusqu’à la force de se souvenir, Les yeux vides et le sein froid Comme une grenouille en hiver. N’oubliez pas que cela fut, Non, ne l’oubliez pas : Gravez ces mots dans votre cœur, Pensez-y chez vous, dans la rue, En vous couchant, en vous levant ; Répétez-le à vos enfants. Ou que votre maison s’écroule, Que la maladie vous accable, Que vos enfants se détournent de vous. Primo Lévi
Primo Lévi a écrit ce poème le 10 janvier 1946. Durant cette année, il a écrit différents poèmes d’une extrême violence de ton. Le titre initial de ce poème est Shema qui provient d’une prière du Deutéronome très pratiquée par les juifs.(ch. 6 verset 4-10). Il paraît étrange que Lévi, un laïc, ait choisi le titre d’un texte fondateur du judaïsme. D’ailleurs, le poème s’apparente beaucoup - dans les paroles - à ce texte fondateur ; il reprend l’idée du Deutéronome ( prière de célébration). Lévi ne se tourne pas là vers le Seigneur mais vers le souvenir que l’on perpétuera à nos enfants. On peut expliquer brièvement ce poème qui ouvre le récit de Lévi.
Le pronom personnel « vous » du premier vers fait appel à l’ensemble d’une société. Ce poème oppose le cas de ceux qui ont été déportés et ceux qui ne l’ont pas été. Le camp apparaît comme ayant été plus difficile d’un point de vue moral pour les femmes tandis qu’il a été vécu plus durement d’un point de vue physique pour les hommes. Lévi accorde une place importante au devoir de mémoire. On peut diviser ce texte en 4 grandes parties : -> Du vers 1-4 : L’auteur fait allusion à la vie confortable et tranquille des « civils ». -> Des