Comment une petite femme devient mythique
Yvan LECLERC
A la lettre E, on chercherait vainement une entrée au nom d'Emma dans un dictionnaire des mythes littéraires, là où l'alphabet et sa nature lui donneraient légitimement place, entre D comme Don Juan et F comme Faust.Celle que Flaubert appelle tout au long de sa Correspondance "ma petite femme" ne compte pas au rang des grandes figures mythiques du désir et du savoir. Faut-il se résigner à ne voir en elle qu'une version affadie, "sérialisée", comme le dit Lévi-Strauss du mythe d'origine tombé dans le roman? Que son auteur la définisse comme "une femme de fausse poésie et de faux sentiments" [1] fait-il basculer son aura dans l'acception la plus couramment négative du terme mythe aujourd'hui: ce qui n'existe pas (comme Yonville n'existe pas dans la réalité, comme cette abbaye qui n'existe plus dans la fiction, privant le nom du lieu Yonville-l'Abbaye de sa propriété)? Il est remarquable que Flaubert n'utilise le mot, dans ses lettres contemporaines de la Bovary, qu'au sens d'une réalité autrefois idéalisée, désormais à démythifier, ou plutôt à démystifier: "La courtisane est un mythe" [2] ; "Je ne fais qu'un reproche à la prostitution, c'est que c'est un mythe". Le mot ne se trouve pas dans le texte du roman publié, sauf omission, mais on le rencontre au moins une fois au stade du brouillon, avec la même valeur négative, lorsque Charles apprend qu'Emma ne se rend pas tous les jeudis à Rouen pour le plaisir de la musique: "découverte que la maîtresse de piano est un mythe - stratagème. - mensonge. - goût du mensonge" [3]. Le personnage serait-il tout entier entraîné dans ce grand mouvement de dépoétisation post-romantique, rongé par le travail de l'ironie? Ou bien ne subsisterait-il de lui qu'une mythologie socialisée, au sens barthien du terme? Ce qui représenterait encore un beau titre de gloire: Emma fait partie de notre mythologie romanesque; en un sens, elle en est même à l'origine, comme mythe fondateur du