commentaire du "Cid" de Pierre Corneille
Enfin je me vois libre, et je puis, sans contrainte,
De mes vives douleurs te faire voir l’atteinte ;
Je puis donner passage à mes tristes soupirs ;
Je puis t’ouvrir mon âme et tous mes déplaisirs.
Mon père est mort, Elvire ; et la première épée
Dont s’est armé Rodrigue a sa trame coupée.
Pleurez, pleurez, mes yeux, et fondez-vous en eau ;
La moitié de ma vie a mis l’autre au tombeau,
Et m’oblige à venger, après ce coup funeste,
Celle que je n’ai plus sur celle qui me reste.
ELVIRE.
Reposez-vous, madame.
CHIMÈNE.
Ah ! que mal à propos
Dans un malheur si grand tu parles de repos ![1]
Par où sera jamais ma douleur apaisée,
Si je ne puis haïr la main qui l’a causée ?
Et que dois-je espérer qu’un tourment éternel,
Si je poursuis un crime, aimant le criminel ?
ELVIRE.
Il vous prive d’un père, et vous l’aimez encore !
CHIMÈNE.
C’est peu de dire aimer, Elvire, je l’adore ;
Ma passion s’oppose à mon ressentiment ;
Dedans mon ennemi je trouve mon amant ;
Et je sens qu’en dépit de toute ma colère,
Rodrigue dans mon cœur combat encor mon père :
Il l’attaque, il le presse, il cède, il se défend,
Tantôt fort, tantôt faible, et tantôt triomphant :
Mais, en ce dur combat de colère et de flamme,
Il déchire mon cœur sans partager mon âme ;
Et, quoi que mon amour ait sur moi de pouvoir,
Je ne consulte point pour suivre mon devoir ;
Je cours sans balancer où mon honneur m’oblige.
Rodrigue m’est bien cher, son intérêt m’afflige ;
Mon cœur prend son parti ; mais, malgré son effort,[2]
Je sais ce que je suis, et que mon père est mort.
ELVIRE.
Pensez-vous le poursuivre ?
CHIMÈNE.
Ah ! cruelle pensée,
Et cruelle poursuite où je me vois forcée !
Je demande sa tête, et crains de l’obtenir :
Ma mort suivra la sienne, et je le veux punir !
ELVIRE.
Quittez, quittez, madame, un dessein si tragique ;
Ne vous imposez point de