Rêverie collective ou rêverie d'un seul pour tous, l'utopie lance l'imagination des sociétés vers un désir de mieux-être que crispe davantage encore l'insatisfaction du présent. Elle consiste comme l'écrit R. Mucchielli, à construire « un monde imaginaire en dehors de l'espace et du temps, hors de la géographie et de l'histoire, en compensation d'un état historique jugé insatisfaisant » (Le mythe de la cité idéale, 1960). Ce n'est pas un hasard si les utopies commencent à se développer avec la Renaissance et l'Humanisme, époque de refonte des savoirs et d'imagination de l'Homme nouveau. Encadrée par la philosophie mais aussi par la méditation politico-économique, la rêverie utopiste peut se déployer comme un rêve ordonné. C'est dans l'organisation de la Cité idéale que se manifeste le mieux ce désir d'harmonie où l'individu s'abolit dans le groupe. Spacieuse, uniforme, géométrique, la Ville ainsi rêvée répond à la définition de Leon Battista Alberti : "La beauté est une espèce d'harmonie et d'accord entre toutes les parties, qui forment un tout construit selon un nombre fixe, une certaine relation, un certain ordre tels que l'exige le principe de symétrie, qui est la loi la plus élevée et la plus parfaite de la nature." (De re aedificatoria, 1485). Mais le rêve peut-il se déployer sans attaches avec le réel en observant pourtant des normes aussi rationnelles ? Le corpus qui suit souhaite examiner cette question : le cinglant démenti que le réel oppose au rêve dans la deuxième partie du poème de Baudelaire (document 3) clôt les tableaux harmonieux des trois premiers documents et prépare l'analyse critique de Cioran (document 4). Un travail de synthèse pourra traiter le sujet de réflexion que nous proposons.