Dissertation La guerre

26. À quoi sert de témoigner?
I. La mise en valeur du témoignage
1. L’attention accordée au temps présent
2. L’attention accordée au témoin direct
II. Les valeurs du témoignage
1. Expliquer
2. Transmettre
3. Juger
III. Les usages du témoignage
1. Usages politiques du témoignage
2. Usages littéraires du témoignage

I. La mise en valeur du témoignage
1. L’attention accordée au tempsprésent
Les trois auteurs du programme s’inscrivent dans une logique d’immédiateté par rapport aux événements qu’ils décrivent: Eschyle rompt avec les règles de la tragédie en privilégiant une bataille réelle ayant eu lieu huit ans plus tôt par rapport à la matière tragique traditionnelle qui met en scène des héros issus de l’épopée et des légendes anciennes – de manière significative, si lesprocédés stylistiques restent identiques pour traiter les deux objets, les spectateurs n’en ont sans doute senti que plus fortement le décalage entre la guerre de Troie et la bataille que tous connaissent et à laquelle certains ont sans doute participé. Clausewitz rompt lui aussi avec les règles du traité de guerre dans son ouvrage en ne se pliant pas à l’usage qui veut que l’on prenne des exemplestirés des guerres antiques: la plupart des traités militaires étudient les schémas tactiques mis en place par Périclès ou César et transmis par les historiens anciens; pour Clausewitz, il y a eu une véritable rupture dans l’essence même de la guerre depuis cette époque, et il est exclu de continuer de se référer à ces exemples, qui de plus continuent de véhiculer une conception héroïque de la guerretotalement anachronique. Il choisit donc de concentrer le regard sur la guerre sur les événements récents et ne remonte jamais plus de trente ans avant sa naissance, et uniquement parce que les guerres de Frédéric II lui importent pour son raisonnement sur la refondation de l’armée prussienne: il s’agit d’ailleurs de rester dans un récit «de mémoire d’homme» puisque son père a participé à cescampagnes. Le temps présent est donc largement valorisé sur les exemples passés. Quant à Barbusse, bien qu’il ne soit pas un militaire de carrière comme Clausewitz, c’est lui qui est le plus aux prises avec la guerre au moment de l’écriture de son livre: il compose Le Feu à partir de notes prises dans la tranchée et de lettres, durant un séjour à l’hôpital militaire en 1916. Le texte paraît enfeuilleton dans la presse dès cette année, alors que le conflit est loin d’être achevé: on a donc bien l’image d’une littérature de l’immédiateté et du temps présent, qui contribue à donner une légitimité inédite au témoignage direct.

2. L’attention accordée au témoin direct
Dans ce contexte en effet, l’idée que le témoignage direct a un intérêt fondamental commence à s’imposer, alors même quecelui-ci était plutôt discrédité dans la tradition classique. Ainsi, l’épitaphe d’Eschyle signale qu’il a participé aux batailles de Marathon et de Salamine; Clausewitz a pris part à tous les conflits de son temps, et revendique une perception privilégiée grâce à ses quarante années d’expérience de la guerre; Barbusse a tenu à s’engager dans l’armée alors même qu’il n’était pas mobilisé et s’est toujoursporté volontaire pour aller «au feu», ce qui lui a valu de nombreuses décorations. Le fait que cette participation soit mise en valeur souligne la valorisation progressive du témoignage direct. D’autre part, ces écrivains combattants accueillent aussi dans leur texte le témoignage brut de simples soldats: ainsi du messager des Perses qui n’est qu’un simple survivant du carnage, qui prend encharge de l’annoncer dans sa patrie; ainsi des soldats de la tranchée chez Barbusse, dont on connaît les noms et les histoires, mais aussi des «soldat[s] obscur[s] mort[s] obscurément» dont le romancier prend en charge de garder les noms, comme ce mort trouvé à Souchez: «Peut-être sera-t-il dispersé avant que d’autres le découvrent. On cherche sa plaque d’identité, elle est collée dans le sang...