dissertation littéraire maghrébine et francophone
Sa mère
Les parents d’Annie Ernaux tiennent un café-alimentation en Normandie. L’écrivain évoque le temps de son enfance où sa mère très active mène de front sa profession et sa vie familiale.
Elle était une mère commerçante, c’est-à-dire qu’elle appartenait d’abord aux clients qui nous « faisaient vivre ». Il était défendu de la déranger quand elle servait (attentes derrière la porte séparant la boutique de la cuisine pour avoir du fil à broder, la permission d’aller jouer etc.) Si elle entendait trop de bruit, elle surgissait, donnait des claques sans un mot et repartait servir. Très tôt, elle m’a associée au respect des règles à observer vis-à-vis des clients – dire bonjour d’une voix claire, ne pas manger, ne pas se disputer devant eux, ne critiquer personne – ainsi qu’à la méfiance qu’ils devaient inspirer, ne jamais croire ce qu’ils racontent, les surveiller discrètement quand ils sont seuls dans le magasin. Elle avait deux visages, l’un pour la clientèle, l’autre pour nous. Au coup de sonnette, elle entrait en scène, souriante, la voix patiente pour des questions rituelles sur la santé, les enfants, le jardin. Revenue dans la cuisine, le sourire s’effaçait, elle restait un moment sans parler, épuisée par un rôle où s’unissaient la jubilation et l’amertume de déployer tant d’efforts pour des gens qu’elle soupçonnait d’être prêts à la quitter s’ils
« trouvaient moins cher ailleurs ».
C’était une mère que tout le monde connaissait, publique en somme. Au pensionnat, quand on m’envoyait au tableau : « Si votre maman vend dix paquets de café à tant » et ainsi de suite.
Elle n’avait jamais le temps, de faire la cuisine, tenir la maison « comme il faudrait », bouton recousu sur moi juste avant le départ pour l’école, chemisier qu’elle repassait sur un coin de table au moment de le mettre. À cinq heures du matin, elle frottait le carrelage et déballait les marchandises, en été, elle sarclait les plates-bandes de