Le premier effet de l’orthographe est discriminatoire ; mais elle a aussi des effets secondaires, d’ordre psychologique. Si l’orthographe était libre – libre d’être simplifiée ou non, selon l’envie du sujet, - elle pourrait constituer une pratique très positive d’expression ; la physionomie écrite du mot pourrait acquérir une valeur proprement poétique, dans la mesure où elle surgirait de la fantasmatique du scripteur, et non d’une loi uniforme et réductrice ; que l’on songe à la sorte d’ivresse, de jubilation baroque, qui éclate à travers les « aberrations » orthographiques des anciens manuscrits, des textes d’enfants et des lettres d’étrangers : ne dirait-on pas que dans ces efflorescences le sujet cherche sa liberté : de tracer, de rêver, de se souvenir, d’entendre ? Ne nous arrive-t-il pas de rencontrer des fautes d’orthographe particulièrement « heureuses », comme si le scripteur écrivait alors sous la dictée non de la loi scolaire, mais d’un commandement mystérieux qui lui vient de sa propre histoire – peut-être même de son corps ? A l’inverse, dès lors que l’orthographe est uniformisée, légalisée, sanctionnée par voie d’Etat, dans sa complication et son irrationalité mêmes, c’est la névrose obsessionnelle qui s’installe : la faute d’orthographe devient la Faute. Je viens de poster une lettre de candidature à un emploi qui peut changer ma vie ; mais ai-je bien mis un « s » à ce pluriel ? Ai-je bien mis deux « p » et un seul « l » à appeler ? Je doute, je m’angoisse, tel le vacancier qui ne se rappelle plus s’il a bien fermé le gaz et l’eau de son domicile et s’il ne s’ensuivra pas un incendie ou une inondation. Et, de même qu’un tel doute empêche notre « vacancier » de profiter de ses vacances, l’orthographe légalisée empêche le scripteur de jouir de l’écriture, ce geste heureux qui permet de mettre dans le tracé d’un mot un peu plus que sa simple intention de communiquer. Réformer l’orthographe ? On l’a voulu plusieurs fois, on le veut