Ainsi, si on avait pu penser que le désir était une aliénation, c’est parce qu’on en avait construit une représentation limitée, tronquée, et qu’on avait vu en lui le symptôme du manque alors que c’est une réalité beaucoup plus souterraine, plus essentielle aussi qui, si elle se manifeste sous la forme apparente d’un manque, répond en fait beaucoup mieux à la définition d’une projection. En effet, comme on l’a vu, désirer ne consiste pas à faire venir à soi des objets en nombre toujours plus grand, laissant libre cours à une soif de consommation toujours plus grande. Si c’était là le désir, on aurait vite montré qu’il ne s’agirait que de la forme la plus simple, et dès lors la plus critiquable de liberté. Mais si on voit dans le désir cette puissance qui nous rappelle en permanence que nous ne pouvons pas nous contenter de ce que nous sommes, et que la position de « parvenu » n’est pas celle dans laquelle nous pouvons nous installer, alors il ne s’agit plus de ramener égocentriquement le monde à soi, comme on remonterait la couverture sur soi pour mieux se protéger du monde, mais au contraire de se projeter vers le monde, c’est-à-dire se tenir hors de soi même, dans ce déséquilibre qui nous met en mouvement, tel un véhicule, un tramway par exemple, dont la destination nous serait nécessairement inconnue, puisqu’il est sans terminus, dans lequel on sentirait qu’il faut grimper tout en craignant de le faire, et auquel on peut difficilement donner un autre nom que « désir ».
Illustrations extraites du film d’Elia Kazan « Un tramway nommé désir« (1951), lui même adaptation de la célèbre pièce de Tennessee Williams. Ce film est considéré comme l’entrée du désir sur les écrans de cinéma. Le T-shirt de Marlon Brando sera comme un écran dans l’écran, subissant toute la tension des rapports humains. Marlon Brando y gagnera ses galons de « sex-symbol », bien que finalement, son personnage soit surtout marqué par ses tentatives pour se libérer du désir, et non de se libérer