François chalais
Au matin de mes dix-huit ans, j’eus une sorte de révélation. J’en tremble encore. Je vivais à Strasbourg, et soudain je compris que j’étais peut-être le contemporain de Molière et de Racine, mais que je ne le saurais jamais. Pire : le sachant, je n’aurais jamais l’occasion de les approcher. Respirer au XVIIe siècle sans avoir, dans sa poche, un billet pour la première de l’Ecole des femmes, quelle tragédie ! Laisser à ses petits-enfants le soin de découvrir l’essence de l’époque qui a été la nôtre, c’est cela la véritable malédiction originelle. Les seuls paysans de ce temps dont on ait conservé le souvenir, c’est parce qu’ils ont été peints par le Nain. Ils sont peu nombreux. Paysan d’une nouvelle espèce, celle qui a le malheur de savoir que la peinture existe, je me mis à la recherche d’un peintre. Plus exactement, je devinais que je ne serais pas tout à fait vivant au monde tant que je ne posséderais pas le numéro de téléphone de Saint-Simon, ou les coordonnées de La Fontaine. Le seul moyen de savoir par moi-même si Louis XIV valait la peine qu’on le considérât était d’obtenir une carte me permettant d’aller l’interviewer. Mon univers avait tiré sur lui-même les rideaux jumelés de ma naissance et de ma province. Le désir obsédant de comprendre dans la compagnie de qui je vivais me saisit. Il ne m’a pas lâché depuis. Est-ce à ce moment que je décidai de devenir journaliste ?
Je le crois.
François CHALAIS, Les chocolats de l’entracte,