Gamiani
Alfred de Musset
GAMIANI
OU
DEUX NUITS D’EXCÈS
(1833)
Table des matières PREMIÈRE PARTIE .................................................................4 DEUXIÈME PARTIE ..............................................................44 À propos de cette édition électronique ................................... 78
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PREMIÈRE PARTIE
Minuit sonnait, et les salons de la comtesse Gamiani resplendissaient encore de l’éclat des lumières. Les rondes, les quadrilles s’animaient, s’emportaient aux sons d’un orchestre enivrant. Les toilettes étaient merveilleuses ; les parures étincelaient. Gracieuse, empressée, la maîtresse du bal semblait jouir du succès d’une fête préparée, annoncée à grands frais. On la voyait sourire agréablement à tous les mots flatteurs, aux paroles d’usage que chacun lui prodiguait pour payer sa présence. Renfermé dans mon rôle habituel d’observateur, j’avais déjà fait plus d’une remarque qui me dispensait d’accorder à la comtesse Gamiani le mérite qu’on lui supposait. Comme femme du monde, je l’eus bientôt jugée ; il me restait à disséquer son être moral, à porter le scalpel dans les régions du cœur ; et je ne sais quoi d’étrange, d’inconnu, me gênait, m’arrêtait dans mon examen. J’éprouvais une peine infinie à démêler le fond de l’existence de cette femme, dont la conduite n’expliquait rien. Jeune encore avec une immense fortune, jolie au goût du grand nombre, cette femme, sans parents, sans amis avoués, s’était en quelque sorte individualisée dans le monde. Elle dépensait, seule, une existence capable, en toute apparence, de supporter plus d’un partage.
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Bien des langues avaient glosé, finissant toujours par médire ; mais, faute de preuves, la comtesse demeurait impénétrable. Les uns l’appelaient une Foedera1, une femme sans cœur et sans tempérament ; d’autres lui supposaient une âme profondément blessée et qui veut désormais se soustraire aux déceptions