Gargantua - rabelais
« Nous marchions en silence; le vent s’apaisait; les arbres frémissaient doucement en secouant la pluie sur leurs rameaux. Quelques éclairs lointains brillaient encore ; un parfum de verdure humide s’élevait dans l’air attiédi. Le ciel redevint bientôt pur, et la lune éclaira la montagne. Je ne pouvais m’empêcher de penser à la bizarrerie du hasard qui, en si peu d’heures, me faisait ainsi me trouver seul, la nuit, dans une campagne déserte, le compagnon de voyage d’une femme dont je ne connaissais pas l’existence au lever du soleil. Elle avait accepté ma conduite sur le nom que je portais, et marchait avec assurance, s’appuyant sur mon bras d’un air distrait. Il me semblait que cette confiance était bien hardie ou bien simple ; et elle devait être en effet l’un et l’autre, car, à chaque pas que nous faisions, je sentais mon cœur, à côté d’elle, devenir fier et innocent. Nous commençâmes à nous entretenir de la malade qu’elle quittait, de ce que nous voyions sur la route ; il ne nous vint pas la pensée de nous faire des questions comme de nouvelles connaissances. Elle me parla de mon père, et toujours sur le même ton qu’elle avait pris lorsque je lui en avais d’abord rappelé le souvenir, c’est-à-dire presque gaiement. À mesure que je l’écoutais, je crus comprendre pourquoi, et que non seulement elle parlait ainsi de la mort, mais de la vie, de la souffrance et de tout au monde. C’était que les douleurs humaines ne lui enseignaient rien qui pût accuser Dieu, et je sentis la piété de son sourire. Je lui contai la vie solitaire que je menais. Sa tante, me dit-elle, voyait mon père plus souvent qu’elle-même ; ils jouaient ensemble aux cartes l’aprèsdînée. Elle m’engagea à aller chez elle, où je serais le bienvenu. Vers le milieu de la route, elle se sentit fatiguée, et s’assit quelques moments sur un banc que des arbres épais avaient protégé contre la pluie. Je restai debout devant elle, et je regardais sur son front les pâles rayons de la lune. Après