Gaspard de la nuit d'aloysius bertrand
Aloysius Bertrand (1807-1841) Gaspard de la nuit, Livre III, 7 (1842, posthume) Extrait (cf. Claude Daugé, R, d'Hier et d'aujourd'hui, Récits, « Au jardin de l'Arquebuse », 21, p.15
Il était nuit. Ce furent d'abord, - ainsi j'ai vu, ainsi je raconte, - une abbaye aux murailles lézardées par la lune, - une forêt percée de sentiers tortueux, - et le Morimont [1]grouillant de capes et de chapeaux. Ce furent ensuite, - ainsi j'ai entendu, ainsi je raconte, - le glas funèbre d'une cloche auquel répondaient les sanglots funèbres d'une cellule, - des cris plaintifs et des rires féroces dont frissonnait chaque feuille le long d'une ramée, et les prières bourdonnantes des pénitents noirs qui accompagnaient un criminel au supplice. Ce furent enfin, - ainsi s'acheva le rêve, ainsi je raconte, - un moine qui expirait, couché dans la cendre des agonisants, - une jeune fille qui se débattait pendue aux branches d'un chêne, - et moi que le bourreau liait échevelé sur les rayons de la roue. Dom Augustin, le prieur défunt, aura, en habit de cordelier, les honneurs de la chapelle ardente ; et Marguerite, que son amant a tuée, sera ensevelie dans sa blanche robe d'innocence, entre quatre cierges de cire. Mais moi, la barre du bourreau s'était, au premier coup, brisée comme un verre, les torches des pénitents noirs s'étaient éteintes sous les torrents de pluie, la foule s'était écoulée avec les ruisseaux débordés et rapides, - et je poursuivais d'autres songes vers le réveil.
[Aloysius Bertrand, de son vrai nom Louis (mais Aloysius n'est que la forme médiévale de Louis) Bertrand, était né en 1807 au Piémont du fruit des campagnes napoléoniennes. Son père, gendarme d'Empire, avait, en effet, aimé une belle Italienne. Météore oublié de la littérature, il ne vit jamais son œuvre publiée. Elle était pourtant appréciée de certains de ses grands contemporains, en particulier Charles Nodier (1780-1844) et Victor Hugo